Monde arabe : derrière la révolution, la menace du marchand


[agoravox.fr ] Alors que le vent démocratique souffle sur le monde arabe, du Maghreb au Yémen en passant par l’Egypte et Bahreïn, il est nécessaire de laisser derrière soi l’enthousiasme général pour se consacrer au travail d’aboutissement réel de ces révolutions. Car ces gens qui se battent pour leur liberté doivent prendre garde. Derrière la dictature du tyran qui tombe se cache, tapis dans l’ombre, la dictature du Marché, toujours prête à profiter de ces bouleversements légitimes pour se glisser sur le trône, au nez et à la barbe de tous.

C’est avec du recul que nous pourrons nous réjouir ou pleurer. C’est peut-être dans 10, 20, 50 ans que l’envers du décor de cette révolution nous sautera au visage. Le bonheur de ces peuples qui se libèrent est légitime, mais le laisser nous submerger d’émotion et d’empathie serait mettre de côté les réelles espérances de liberté qui en découlent. Un peuple qui gagne sa liberté doit la conserver.

Je veux dire par là qu’il faut se méfier de ceux qui vont profiter de cet élan démocratique dans le monde arabe, à commencer par les Etats-Unis (derrière la fuite de Ben Ali et le ralliement de l’armée au peuple) ainsi que la mafia financière internationale.

L’exemple de la Révolution française

Pour ne prendre que notre exemple national, le mythe, enseigné dans toutes nos écoles, aura voulu qu’il s’agisse du camp du Bien contre le camp du Mal. Le camp du pauvre peuple asservi contre le Roi tyran. C’est pourtant un mensonge sans nom. Les plus avertis savent très bien que ceux qui s’exprimaient alors au nom du peuple n’étaient rien d’autres que les bourgeois du Tiers-Etat. L’élite du troisième ordre, convertie aux idées libérales des Lumières, et bien décidée à renverser le Roi et la noblesse (tant enviée) afin d’être plus en mesure de faire sa fortune, adossée à la libre entreprise et assise sur le peuple.

Car le peuple, c'est-à-dire la paysannerie qui représentait alors 85% de la population, était bien loin de toutes ces agitations parisiennes. Comme le souligne Alain Soral dans son dernier livre, ses malheurs découlaient surtout des abus de la noblesse. Et face à ces dérives, sa phrase n’était pas « mort au tyran », mais « si le bon Roi savait »… Comment négliger, effacer la révolte des Chouans ? Ces paysans de l’Ouest qui, voyant leurs conditions se dégrader et constatant qu’ils vivaient beaucoup mieux sous la monarchie, décidèrent de prendre les armes pour se libérer, à nouveau, de ces élites, désormais bourgeoises. C’est seulement sous le Premier Empire que l’âge d’or de la paysannerie française viendra panser les plaies du peuple, le vrai.

Sachons regarder les choses en face. Cette fameuse liberté d’entreprendre, présentée comme liberté tout court, n’a été que l’opportunité pour la branche marchande du Tiers-Etat de faire son profit éhontément, accroissant de ce fait plus que de coutume les inégalités sociales. Une dictature économique qui vint à bout d’un millénaire de règne de la monarchie sacrée, tuant au passage l’Eglise et ses derniers pouvoirs.

Des leçons à tirer

A l’image de notre Révolution tant fantasmée, mais qui cache bien des vérités enfouies, il pourrait se passer la même chose de l’autre côté de la Méditerranée. Non pas que ces gens aspirant à la démocratie ont tord, loin de là, mais que ces merveilleux idéalistes risquent bien vite, s’ils ne prennent pas garde, de prendre le même chemin que Robespierre et Saint-Just, celui de la guillotine. Car, comme en 1789, le marchand n’hésitera pas à laisser les autres faire le sale boulot, avant de les liquider, directement ou à l’usure, pour s’approprier le pouvoir durable.

On pourrait également prendre acte de ce qui s’est passé en Afghanistan. Sous couvert de lutte contre le terrorisme et de démocratie, l’Empire ne s’est pas fait attendre pour placer l’un de ses agents sur le trône, Hamid Karzai, dont la première préoccupation officielle de bienveillance envers son peuple "libéré" aura été de signer les accords de passage d’un gazoduc traversant le pays. Est-ce cela libérer le peuple ?

Ne pas laisser le marchand s’emparer de la liberté acquise par le peuple

Si les (vrais) révolutionnaires arabes ne prennent pas garde, se perdent dans leur enthousiasme légitime qui suit (ou suivra) leur libération, ils s’en trouveront bien vite dupés. Devancés par le marchand, comme en France au XVIIIème siècle, puis dirigés par un agent de l’Empire, comme en Afghanistan très récemment. Les violences sociales prendront alors la place des violences physiques dictatoriales, plus directes et plus primaires, et l’on prendra alors soin de dissimuler les inégalités sociales croissantes (dues à l’ingérence économique, à la privatisation générale et à l’ouverture totale aux marchés) derrière la nouvelle religion mondiale que sont les Droits de l’Homme de 1948.

Nicolas Sarkozy l’a lui-même annoncé lors de son allocution télévisée ce dimanche. L’union Européenne va, « sur demande de la France », tâcher d’« imaginer une politique économique et commerciale pour favoriser la croissance de ces démocraties qui veulent naître ». Car si l’ingérence militaire est visible et facilement condamnable, l’ingérence économique, elle, l’est beaucoup moins.

Tout cela pour dire, finalement, qu’il faut parvenir à sortir de la bien-pensance quotidienne que nous vivons actuellement, à sortir de cet unanime optimiste aveuglant, de cet enthousiasme à la fois naturel et forcé, pour éviter que le sang ait coulé en vain.

Loin de la peur de l’islamisme que les politiques évoquent à longueur de journée (en se gardant bien de critiques en ce qui concerne l’Etat théologico-militaire d’Israël), la peur du marchand, bien plus terrible encore.

Chris Lefebvre (blog)


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